Le transmetteur du Mékong
recit: Le Transmetteur du Mékong
CBA (ER) Raoul DARRIET
Emetteur-récepteur WS 19
En 1949, le Laos est relativement épargné par la guerre qui sévit dans les autres provinces de la péninsule indochinoise.
Quelques bandes levées par le prince Souvannah-Phouma, désireux de prendre la place de son oncle, le roi Sisavang-Vong (surnommé irrespectueusement par les soldats français : « Six cents caisses à savon »), hantent la jungle. Les rares routes qui sillonnent le pays sont à l’abandon depuis l’invasion japonaise et donc impraticables. Le ravitaillement des principales villes laotiennes se fait par voie aérienne et, grâce au fleuve Mékong, par voie fluviale.
Pour ce dernier moyen, le transport entre Vientiane, capitale administrative, et Louang-Prabang, capitale royale, est assuré de la façon suivante : à intervalles réguliers un train de pirogues à moteur, chargées de marchandises, remonte le fleuve sous la protection d’une chaloupe militaire, portant un groupe de combat, et alimente les divers commerces de la ville.
Mais, en 1950, les choses s’aggravent. A deux reprises, le convoi fluvial essuie trois coups de feu. L’épaisse fumée qui s’échappe du bouquet d’arbres d’où sont partis les coups, est une une indication sur la qualité et l’âge des armes équipant les imprudents qui ont osé une attaque d’une telle audace.
La réponse du commandement des forces françaises du Laos est foudroyante. Désormais la chaloupe militaire sera équipée d’une radio ! Et comme la distance à couvrir est importante, les liaisons seront assurées en radiotélégraphie, ce qui nécessite la présence d’un opérateur spécialisé.
Quelques jours après cette importante décision, jeune sergent radio débarqué depuis peu, nanti de mes beaux diplômes de télégraphiste, je suis convoqué par le commandant de compagnie qui m’annonce que je suis désigné pour expérimenter cette nouvelle formule radio-fluviale, et m’enjoint de me présenter aussitôt au magasin du matériel pour toucher mon équipement radio et l’installer à bord de la chaloupe.
Je m’exécute et me présente au chef magasinier, lequel, comme tout chef magasinier qui se respecte, n’aime pas sortir son matériel. Après chaque opération, il revient tout sale ! Il m’accueille par ces mots teintés d’ironie :
« Alors c’est toi qui va faire une croisière ! »
Puis il lance un appel qui ressemble plus à un beuglement qu’à un ordre, et quelques secondes après, je vois sortir de derrière les étagères, deux gaillards musclés portant péniblement un énorme engin parallélépipédique d’un gris pisseux, affublé d’une façade d’adolescent, pleine de boutons colorés. Je ne peux m’empêcher de m’écrier :
« C’est quoi çà ?
– Ben c’est un émetteur-récepteur de char anglais, un WS19; répond le chef.
– Attendez, mais moi je n’ai été formé que sur du matériel américain, et en plus, les inscriptions sur la façade sont ne sont même pas écrites en anglais, lui répondis-je.
– Non, fait le chef, qui prend l’air de celui qui sait. C’est en caractères cyrilliques car c’est un poste de conception anglaise, fabriqué au Canada au titre du plan d’aide à l’armée soviétique, et dont les surplus ont été cédés aux français lorsque ceux-ci, en 1946, ont relevé les troupes anglaises arrivées les premières en Indochine en 1945 !
Abasourdi par la simplicité de cette chaîne d’approvisionnement, je fais quand même remarquer qu’il y a une anomalie : c’est un poste de char. Or je m’installe sur une chaloupe dénuée de tout équipement électrique !
« T’inquiètes pas, fait le chef, on te donne une batterie au plomb pour faire marcher ton engin.
– Oui, mais une batterie, ça se recharge !
– T’inquiètes toujours pas, on y rajoute un groupe électrogène.
– Mais alors, il faut de l’essence !
– Oui, oui, on rajoute aussi un jerrican. »
J’avais l’impression d’avoir à faire à un bateleur vendant des moulinettes à légumes dans une foire commerciale !
Toutefois, une question continue à me tracasser.
« Et comment marche-t-il ce poste ? »
Là, je sens que j’ai touché le point faible. Le chef ne sait pas. Il est magasinier, pas technicien radio
Il essaie de répondre tout de même, pas content d’avoir été pris de court.
« Je crois qu’il y a deux boutons, dit-il, un pour les fréquences, l’autre pour l’accord antenne. Pour les autres boutons (il en reste pas mal), tu les ignores ! »
Nanti de cette solide formation, je retourne au P.C de la compagnie et interroge les anciens, arrivés sur le territoire en 1946 et qui sont susceptibles d’avoir fréquenté ce type de poste.
Après avoir questionné quelques vieux briscards, au visage marqué de profondes rides creusées par le désert, les vents de sable, la mousson, la rizière, la jungle, la fièvre jaune et le pastis, j’arrive à me faire une idée de la manière de décongeler cet horrible poste, (il est vraiment vilain !).
Le lendemain, transporté avec une camionnette, (il fallait bien ça ! ), Je me présente à l’embarcadère. En fait, ce dernier mot ne convient pas du tout. Il s’agit d’un ponton fait de quelques planches mal rabotées et disjointes, s’avançant en épi sur le lit du fleuve, supportées par deux troncs d’arbre plantés dans la vase et n’inspirant qu’une confiance limitée !
Au bout : la CHALOUPE.
Là aussi, la description s’impose.
Il s’agit d’une barcasse, toute de bois, sale, vétuste, d’une dizaine de mètres de long sur trois de large, avec, en son milieu, un petit toit de trois mètres, abritant ce que d’aucun appelle la cabine mais qu’il serait plus judicieux d’appeler « niche ». Deux cloisons séparent celle-ci de la partie avant et de la partie arrière de la chaloupe. Ces parties étant donc à l’air libre.
A l’intérieur, un bat-flanc susceptible d’accueillir pour la nuit deux personnes, et un petit coin WC, muni d’une planche horizontale, percée évidemment, et fermant par une porte en bois dans laquelle on a découpé un petit cœur pour laisser passer la lumière du jour (il n’y en a pas d’autre !).
La partie arrière du bateau est réservée au moteur et à l’équipage, composé de quatre laotiens : le barreur et trois aides.
La partie avant accueille dix chasseurs laotiens, équipés d’une mitrailleuse, le tout commandé par un lieutenant français.
Je me présente à ce dernier et lui demande quel est l’emplacement qui m’est réservé. Manifestement, le commandement n’avait pas prévu qu’un audacieux oserait poser cette question ! En apercevant le volume de matériel à embarquer, le lieutenant a un mouvement de recul.
Il faut mettre à sa place un poste de char !
Il réfléchit, fait le tour de la camionnette, sort un mètre, mesure le poste, disparaît dans la cabine, revient, me désigne le coin WC me dit : « je ne vois que cet endroit là ».